Ce n’était pas l’endroit qui important, mais les gens qui s’y trouvaient. Charles lui avait appris que la notion de « maison » était somme toute relative, qu’elle ne devait pas être utilisée pour un lieu, davantage pour un sentiment – pour des personnes. Et quand Amara observa le groupe curieux, aux côtés de Desmond, Yuuka, Reed et Susan, elle se fit la réflexion que ces gens pouvaient devenir sa nouvelle famille. Qu’ils n’oublieraient ni les morts, ni ce qu’ils avaient perdu, mais qu’ils pouvaient reconstruire cela. Tous ensemble. Pour autant, cela ne la rendait pas moins nerveuse à l’idée de ce premier jour. Toutes ses émotions cadenassées derrière un léger sourire confiant, la romaine écouta attentivement le discours du professeur Richards, résistant au besoin d’effleurer la main de l’Immatériel à ses côtés pour se rassurer. Elle n’était plus une enfant depuis longtemps, et elle avait fait partie du mouvement visant à donner naissance à ce projet. Ses listes, tout du moins, et son énergie. Après l’arène, Sue et elle avaient eu plus d’occasions pour parler, et progressivement, la pensée qu’elle avait partagée avec Yuuka et Des lui avait été communiquée. « Il était plus que de temps de reprendre du poil de la bête, professeur Lorod… » Malgré le fait qu’elle se tienne de manière formelle – le tout accentué par le costume anthracite qu’elle portait, et la chemise d'un blanc éclatant – ses prunelles pétillèrent de malice quand elle jeta un coup d’œil vers le mutant. « Même si les hommes semblent oublier l’usage d’un rasoir ici, et confondre reprendre confiance en soi et se laisser pousser la barbe. » Cette fois, son regard trouva la silhouette de Reed et un véritable sourire ourla ses lèvres. Elle en oublia son stress, ses appréhensions.

Le discours de l’homme-élastique se termina sur l’intronisation du centre, le ruban rouge étant utilisé de manière symbolique. L’établissement n’était pas très grand, ni très esthétique, mais il était. C’était tout ce dont ils avaient besoin pour commencer. La chevelure rose, pimpante, attira son attention. « Elle a l’air d’être dans son élément… » souffla la jeune femme avec un ton appréciateur. Elle était fière de voir le chemin parcouru par Firefly, et si elle avait senti la tension entre le mentor et l’élève, elle remarquait également un changement notable chez l’asiatique. Elle ne regardait plus derrière son épaule pour rechercher l’approbation de l’Immatériel. Répondant à la question de Susan, Amara s’avança à son tour. « Pour ma part, tout est bon ; j’ai l’habitude de fonctionner avec le bon vieux système papier. » L’un des avantages d’avoir été élevée à Nova Roma. « Je pense que familiariser nos nouveaux étudiants avec nos systèmes devra être la priorité. Ils n’ont pas tous la même vision du monde, il faudra du temps avant qu’ils ne s’adaptent à ce que nous, nous voyons. » Elle serra contre sa poitrine sa propre pile de feuilles, contenant des récapitulatifs et des listes. Amara pencha la tête vers les jeunes curieux, pensive. De sa main libre, elle tapota le symbole de la Future Fondation, épinglé au nœud papillon de son col. « Cet endroit sera un refuge, leur refuge. »

Ils devraient être prêts à toute éventualité – à toute possibilité de débordement. Nul ne voulait réellement songer à ça, mais prendre la responsabilité d’autant de jeunes mutants pouvait générer énormément de risques. Amara en avait une conscience aigüe, son propre pouvoir étant sujet à d’importantes précautions. Si l’un des élèves perdait le contrôle à l’Institut, Charles avait la capacité de le calmer, et le corps professoral était formé à ce genre de scénarios. Ici, pourtant, elle ne pouvait se défaire de l’impression qu’ils tâtonnaient encore. Ce qui était naturel. A part le couple Storm-Reed et Desmond, ni Yuuka, ni la romaine n’étaient techniquement habilitées à exercer. Elles pouvaient partager leur expérience, faire valoir leur point de vue, apporter une approche moins sévère, mais pourraient-elles correctement réagir en cas de problème de ce type ? Magma aimerait penser que oui, sans toutefois se rendre aveugle à la possibilité qu’elles échouent. Qu’ils échouent. Demeurer optimiste, cela ne voulait pas dire se mettre des œillères face au reste. La chaleur de Firefly se communiqua – s’ajouta – à elle, à la sienne, se mêlant avec une familiarité rassurante. Encore une fois, sa simple présence parvenait à chasser les doutes qui pouvaient encombrer l’esprit de la mutante. Reconnaissante, Mara posa une main sur la sienne, la serrant doucement. « Quoi qu’il se passe, nous aurons déjà accompli énormément. Et je suis sûre que nous ne nous arrêterons pas là. »

Elle ne savait pas si c’était la lumière de Yuuka, la bonne entente manifeste du groupe ou l’impatience de commencer la visite, mais elle croyait sincèrement aux mots qu’elle venait de prononcer. Amara n’était pas entièrement convaincue que leur avenir serait sans nuage, mais elle savait que le voyage vaudrait le détour. Tout comme l’Immatériel, elle hocha la tête, affirmant qu’elle était prête. « Besoin d’un copilote ? » Œillade vers l’époux, sourire léger. « Sans vouloir vous voler la vedette, Professeur Reed. » C’était grâce à lui, en partie, qu’elle se trouvait ici aujourd’hui. Et même si elle avait osé faire cette petite blague sur sa pilosité, elle éprouvait de plus en plus de respect à l’égard du scientifique. Il avait un esprit brillant, qui lui rappelait parfois Xavier dans sa sagesse, et sa maladresse en société le rendait tout à la fois plus humain, plus atteignable. Elle ne les connaissait que de réputation, pourtant l’harmonie qu’ils dégageaient rendait la romaine quelque peu envieuse – admirative, surtout. Qu’ils soient parvenus à se retrouver malgré les épreuves dénotait d’un lien profond. Qu’elle espérait un jour connaître à son tour. « J’ai reconnu quelques-uns de nos petites têtes blondes. Dont un garçon, » fit-elle en sortant un dossier qu’elle remit à Susan. « Il n’est pas méchant, mais sera sûrement rassuré de me voir. Je peux éviter qu’il ne chaparde nos affaires pendant qu’on aura le dos tourné. »

Télékinésie et cleptomanie faisaient rarement bon ménage, même si c’était pour de bonnes raisons.

Les salles se succédaient, chacune avec un commentaire de la part de Susan ou d’Amara. Elle ressentait plus qu’elle ne voyait l’aura pétillante de Yuuka derrière elles, puisant dans sa luminescence l’enthousiasme qu’elle lui connaissait bien. En d’autres circonstances, sans la Terre qui aurait explosé, la romaine aurait adoré cette séance. Elle aimait être sur le terrain en tant que New Mutant, mais elle s’était découvert une véritable passion pour l’entraide ici. Peut-être qu’avec du temps et une opportunité, elle se serait retrouvée à officier comme Desmond au sein de l’Institut. Peut-être qu’à l’époque, elle était trop tête brûlée pour ça. Elle l’était toujours, mais ses priorités prenaient pour l’instant le pas sur ses impulsions. Sa confrontation avec Jason avait sévèrement entamé son self-control à ce sujet, néanmoins elle s’efforçait de ne pas le montrer. Pendant que Sue s’exprimait, elle osa un regard vers l’Immatériel. Avait-il eu l’occasion de discuter avec son ancien ami ? Si tel était le cas, était-il au courant de la mort de ses deux filles ? Une ombre passa sur le visage souriant de Magma, qui s’efforça de rapidement chasser ce sentiment étouffant. L’heure n’était pas à la noirceur. Ils se devaient d’offrir à ces jeunes l’espoir qui leur manquait.

A l’instant où Desmond se faisait la remarque silencieuse que l’endroit était moins luxueux que l’incroyable manoir high-tech de Charles, Amara se disait qu’au moins il leur donnait la stabilité dont ils avaient besoin. Retrouver une certaine routine, des habitudes, des repères après ce qu’ils avaient traversé était important. Chaque mutant ne réagissait pas de la même façon à ce type d’épreuve, toutefois ils avaient en commun leurs pouvoirs, intimement liés à leurs émotions. Or il était quasiment impossible de garder son sang-froid si l’environnement lui-même ne prodiguait aucun réconfort. A force d’être sur le qui-vive, de regarder derrière leur épaule, ils finissaient par être si tendus qu’ils provoquaient des problèmes malgré eux. Comme ce jeune mutant, qu’elle surveillait pendant la visite à chaque fois qu’elle laissait la parole à la Femme Invisible.

Le groupe continua d’avancer, mais un mouvement à l’arrière attira l’attention de la romaine qui se laissa distancer – échangeant au passage un très rapide regard avec Susan, qui comprit son intention et la laissa faire. Après qu’ils aient fait un tour au réfectoire, auquel était attenant une petite salle de stockage, elle avait perdu la trace du télékinésiste. Elle s’en était heureusement rendue compte rapidement, et elle savait ce qui avait probablement poussé le garçon à leur fausser compagnie. L’idée qu’il puisse y avoir de la nourriture en grande quantité, quelque part, qu’il pourrait mettre de côté pour ses « sœurs » d’adoption. Car après tout, ce n’était pas vraiment un vol, n’est-ce pas ? Dans le monde qui était le leur, mieux valait se prévoir une sortie de secours, car rien n’était éternel. Ils avaient pris la Terre pour quelque chose d’immuable, qui leur appartiendrait indéfiniment.

On connaissait tous le résultat.

La porte de la salle de stockage était ouverte. Susan n’avait pas spécifié qu’elle ne servait qu’à entreposer les ustensiles et autres nécessaires du réfectoire. Il avait dû penser qu’ils devaient avoir de la nourriture ici. Au loin, la voix de Sue retentissait encore, ainsi que le léger bavardage du groupe en train d’échanger leurs opinions. Amara appuya une épaule contre le chambranle de la porte, ses prunelles accrochant la silhouette maigrichonne familière. Il lui tournait le dos, alors elle s’éclaircit doucement la gorge. « Hey, bud’. » Malgré ses précautions, la stupeur entraîna un réflexe télékinétique chez le jeune et une pile de plateaux en plastique s’écrasa au sol. Magma grimaça, remerciant mentalement ses collègues de maintenir l’attention des autres ailleurs. « Désolé. » « Rien de cassé, on rangera plus tard. Qu’est-ce que tu fais là ? » Elle connaissait la réponse. Lui aussi. Il haussa les épaules en fuyant son regard. « Je fais la visite. » Mister Smarty-Pants. Elle laissa échapper un soupir amusé. « Je savais bien qu’on aurait dû garder cette pièce pour le grand final. Elle est fascinante. »

Quelques pas derrière elle lui indiqua l’arrivée imminente d’une autre personne. Elle embraya sur une autre question qui lui tenait à cœur : « Où sont les filles ? » Il croisa les bras, essayant de se faire plus impressionnant qu’il ne l’était. « Elles voulaient venir, mais je leur ai dit que je devais voir d’abord. Tu comprends. » Elle ne le dit pas, néanmoins elle acquiesça, lèvres scellées. Bien sûr qu’elle comprenait. Ces enfants ne voulaient pas se raccrocher à quelque chose qui pourrait leur être arraché aussitôt qu’ils s’y seraient attaché. Ils ne le supporteraient pas une seconde fois.

Pas plus qu’elle.

L’arrivée de Yuuka fit tressaillir le jeune garçon. Pour sa défense, il ne la connaissait pas vraiment – mais il se souvenait de l’avoir déjà vue, et après sa méfiance, il l’observa avec une certaine curiosité. Amara suivit du regard les prunelles de son protégé, qui ne cessaient d’aller et venir entre l’aura lumineuse de la luciole et ses cheveux roses. Elle avait souvent cet effet-là sur les plus jeunes, une sorte de fascination émerveillée. Il y avait de quoi, en même temps. La romaine laissa son amie se rapprocher, intervenant à sa suite pour la présenter. « Yuuka, tu viens de faire la connaissance de John. John, sois poli et essaie de ne pas faire tomber autre chose, » le taquina-t-elle légèrement. Si Yuuka s’était esquivée, cela voulait dire qu’ils n’étaient plus que trois pour faire face à la masse anxieuse des parents et des futurs élèves. Elle aurait apprécié pouvoir passer plus de temps avec lui, mais ça devrait attendre ; la Future Fondation devait montrer un front uni pour rassurer les foules. De cette entreprise dépendait énormément de choses. Ce serait le point de départ d’une toute nouvelle civilisation. Et progressivement, Amara s’en rendait – douloureusement – compte. Elle percevait, dans l’attitude du jeune mutant, cet espoir qu’il s’efforçait de réprimer. Il avait connu l’école de Charles Xavier, cet environnement où il n’était pas un monstre, mais un élève contre les autres. Un endroit où il se sentait en sécurité. Quelque chose qu’il n’avait pas pu ressentir depuis son arrivé sur Sakaar. Qui l’avait pu, en vérité ?

« Nous devons rejoindre les autres. La contre-partie sera pour plus tard, j’en ai bien peur. » Elle tendit la main, ébouriffant légèrement la tignasse brune du gamin. « Je pense que les filles voudront rencontrer Yuuka à l’occasion ; et si jamais elles ont besoin de parler à quelqu’un mais que je ne suis pas là, vous pouvez lui faire confiance. » Cette fois, elle tourna la tête vers la luciole avec un léger sourire. « C’est ma meilleure amie. » John fronça des sourcils en détaillant l’asiatique aux cheveux roses, comme s’il s’efforçait en une poignée de secondes de déterminer si elle était vraiment digne de confiance. Il plaqua sur son visage une moue qui se voulait sérieuse, mais qui rendait plus boudeuse en réalité. « Hm, d’accord. » « Tu verras, elle a des pouvoirs bien plus cools que les miens, » souffla la romaine en glissant son bras autour des épaules du jeune garçon qui tenta de la repousser et se heurta à son étreinte ferme. Feignant la gêne, il souffla bruyamment en rentrant la tête dans les épaules, emboîtant le pas aux mutantes. Au passage, la romaine serra doucement la main de la luciole, la remerciant de son soutien d’un hochement de la tête.

Ils rejoignirent tous les trois le groupe de visiteurs, laissant John se mêler à eux tandis qu’elles reprenaient leurs places auprès de leurs collègues. Desmond venait de dire quelque chose, dont elle n’avait perçu que la fin, mais avec lequel elle était parfaitement d’accord. « Nous souhaitons tous avancer, nous reconstruire. Et cela passe par offrir aux nouvelles générations un véritable endroit où se sentir en sécurité, où elles peuvent apprendre de nos erreurs et de nos réussites. Un refuge autant qu’une école. »