Le débardeur noir tranchait avec la pâleur de sa peau d’ordinaire hâlée. C’était comme si le feu avait déserté jusqu’à ses veines, la privant de sa lumière coutumière. Ses cheveux étaient devenus bruns, sans coloration pour entretenir leur blondeur candide et elle les avait ramenés en un chignon plus pratique que sophistiqué. Toute l’attention que la jeune femme semblait d’ordinaire porter à son apparence n’était plus qu’un lointain souvenir. Il y avait des choses plus importantes, comme la survie. Et elle savait qu’une fois de retour dans la cité, elle devrait remettre en place son masque, alors elle profitait de pouvoir décrocher son sourire poli ici. Il ne lui restait plus tellement d’amis chez les terriens, une grande majorité ayant été écœuré par le défaitisme qui l’avait poussée à s’agenouiller face aux puissants. Quelques-uns le comprenaient, d’autres s’en moquaient. Mais ceux qui avaient autrefois compté sur elle considéraient son acte comme une trahison envers tout ce en quoi ils croyaient – se battaient. Baisser les bras ne lui ressemblait pas. Pourtant le résultat était là.

Mara aurait dû rester dans la cité. Ici, elle n’était plus vraiment chez elle. Pourtant elle s’entêtait à faire le trajet pour voir les visages familiers, écouter les dernières rumeurs en slalomant parmi les rares badauds. Tous avaient la mine sombre, le menton baissé. Le désespoir au coin des yeux. Elle aussi. Ici, au moins, elle n’avait pas besoin de faire semblant. Sa vie s’était arrêtée le jour où elle avait courbé l’échine. Même ses pouvoirs l’avaient abandonnée.

Le temps passa, s’étirant comme une mélasse collante et négative, qui ne fit qu’alourdir son humeur. La mutante se réfugia dans un bâtiment un peu à l’écart, un ancien dortoir. S’arrêta là, le dos collé contre le métal froid, dans ce qui avait été sa chambre lors des premières semaines. Glacée jusqu’aux os, elle qui n’avait connu que la chaleur réconfortante de son volcan intérieur. Elle avait toujours froid, maintenant. Un soupir lui échappa à l’instant où ses jambes se dérobaient, laissant sa silhouette délicate chuter doucement au sol. Une mèche sombre glissa devant son visage. Une seconde, puis une troisième suivirent. L’épuisement était quasiment palpable. A certains moments, la comédie était un trop lourd fardeau pour elle. A d’autres, c’était son unique bouée de sauvetage. Elle perdit la notion du temps, la journée se transformant progressivement en début de soirée quand une voix ô combien familière l’extirpa de ses pensées. Un sursaut la fit revenir à elle. Non, pas toi. Il n’aurait jamais dû la voir ainsi. Elle aurait supporté la voix compatissante de n’importe qui sauf la sienne. Parce qu’elle savait que chaque sentiment qu’elle percevait au travers de ses intonations était sincère, et puissant. Qu’il ne s’adressait réellement de cette façon qu’à elle. Et l’entendre lui brisait le cœur.

Il effleura le sommet de son crâne, la questionnant sur la raison de sa présence en ces lieux oubliés de tous. C’est vrai, ça, Amara, pourquoi t’es-tu cloîtrée ici ? Parce qu’elle n’avait plus la force de faire semblant et qu’elle avait besoin d’un temps mort. Littéralement. Un temps à l’écart de tout et de tous. Elle essaya : elle essaya vraiment de plaquer un sourire sur ses lèvres démaquillées, mais l’effort était trop grand. Alors elle releva simplement les yeux vers cet homme, à des lieux de s’imaginer la détresse qui était la sienne. Parce qu’elle la lui cachait, volontairement. Avait-il déjà entendu les rumeurs à son sujet, ou une semaine n’était pas assez suffisante pour en venir aux badinages de comptoir ? Sans un mot, la jeune femme tendit la main vers celle qu’il avait posé sur elle, la tirant vers son visage afin d’en ressentir la chaleur réconfortante. Sa paume posée contre sa joue, elle inspira doucement. Avant qu’il ne revienne dans sa vie, elle avait cru avoir oublié cette sensation. La chaleur ne lui appartenait plus. Il n’y avait que celle de Desmond qui parvenait à apaiser son âme.

« It's nothing. You were looking for me ? » Ses prunelles le recherchent, le sondent. Elle ajoute : « Huh, you have your grumpy face on ; something's wrong ? » Puis, presque inconsciemment, la romaine tourna le menton pour que ses lèvres affleurent sur la peau rude de cette main, chaude, cherchant à lui apporter un peu de réconfort. Toujours. Parce qu’il l’avait tellement fait, il lui avait tellement apporté – et parce qu’en dépit de sa reddition, elle gardait cette volonté d’aider les autres. Sans ses pouvoirs, il ne lui restait plus que son corps et ses mots. Elle avait toujours été plus douée avec le premier qu’avec les seconds. « Did I ever told you how happy I am to have you back ? » La question, de prime abord innocente, trahissait beaucoup d’autres secrets inavoués. La culpabilité, sentiment qu’elle n’avait encore jamais éprouvé, la taraudait en sa présence. Le soulagement. Cette pointe, si douce, de bonheur quand il la regardait comme si le monde n’avait pas explosé. Comme s’il leur restait une chance, quelque part, de corriger les erreurs du passé.

Ils avaient perdu tellement de temps.
L’avaient-ils vraiment, cette chance de rattraper les moments perdus ?

Peut-être que l’espoir était mort ici aussi.

La chaleur qui émanait de l’Immatériel était agréable, elle attirait Amara bien plus qu’elle ne l’aurait admis si la question lui avait été posée. Depuis qu’ils étaient arrivés sur Sakaar, ses pouvoirs lui étaient devenus inaccessibles, et avec eux l’espoir d’un jour parvenir à renverser le Roi Rouge. Le tyran avait brisé la mutante par ses actes, réduisant à néant les dernières flammes de la rébellion en elle. Ayant vécu la majeure partie de sa vie sans ses dons, elle n’aurait pas imaginé en être devenue si dépendante – ni qu’ils seraient à ce point liés à son état psychologique. Pourtant, Charles Xavier l’avait prévenue. Les mutants sont souvent à la merci de leurs émotions, des secrets qu’ils gardent enfouis ou de leurs états d’âme. Une évolution comme la sienne l’était, d’après lui, d’autant plus. Les capacités de la romaine étaient puissantes, il l’avait prédit capable de fendre la terre, d’en appeler au magma et d’être dévastatrice… c’était pour ça qu’elle relâchait rarement son contrôle. Sauf que depuis que son esprit avait été fracturé, ce n’était plus une question de contrôle. La source de ses dons était toujours là, elle la ressentait au plus profond d’elle-même, mais rien que la tentative d’y faire appel lui donnait la nausée et le tournis. Tout était différent. Elle était différente. Et de facto, nettement plus faible. Alors elle avait préféré refuser toutes les propositions d’alliance qu’on avait pu lui faire avant qu’on ne finisse par lui tourner le dos à cause de sa « trahison. » Elle n’aurait été qu’un boulet dans la rébellion… et d’ailleurs, quel bien cela aurait-il fait de se soulever encore une fois ? Après Stark, d’autres s’y étaient essayés, écrasés dans l’œuf par la milice du roi. Il n’y avait plus d’espoir. L’espoir était mort.

« Yeah… Hell went lose. We lost so much that day. » Et les jours d’après. La proximité instaurée par Desmond aurait été un rien gênante si elle avait été dans son état normal, mais elle n’avait pas la force de le repousser. Elle le voulait près d’elle, comme cela avait été le cas depuis longtemps sans qu’elle ne résigne à le lui avouer. A quoi bon ? Ils venaient de mondes diamétralement différents, et malgré sa bienveillance à son égard, il ne l’avait probablement jamais envisagée ainsi. Comme une partenaire, comme quelqu’un sur qui il aurait pu se reposer et qu’il aurait pu… Pourtant, elle avait cru déceler quelque chose, à une époque, mais la Terre avait traversé trop d’épreuves et l’instant qu’ils auraient pu avoir s’y était noyé. La voix de l’Immatériel lui parvint faiblement, la tirant de ses pensées avec un soupir à fendre l’âme. « You noticed ? Most of the time, I forget. Nobody’s touching me like this – nobody that really cares… » murmura-t-elle en laissant son souffle se mêler au sien. Amara leva la main droite pour la poser sur la joue rugueuse du mutant, s’enivrant des pulsations de chaleur qu’elle captait. Chaque inspiration qu’il prenait, chaque battement de cœur, chaque fois qu’il la touchait, elle avait le sentiment étrange que tout son corps y répondait. Un doute lui parvint, éphémère : Desmond serait-il capable de réveiller Magma ?

« It’s okay, Des. I’ll be okay. I’m just… not really the same, you know ? » Pour la première fois depuis qu’il l’avait trouvée, elle osa lui rendre son regard et parvint même à esquisser le squelette d’un sourire confiant. Tremblant. « I can’t… I can’t do a thing, now. » Vaguement, la romaine ressentit l’écho d’une rage qu’elle avait ressenti au début de son invalidité. Une colère contre le monde entier, contre le Roi, contre Stark, contre toutes ces morts vaines. Contre elle-même. Mais le sentiment s’éteignit dans la froideur de son corps. Mort-né. « Xavier told me that this could happen. I guess I am more human than mutant now. » Quand elle le disait, c’était presque insignifiant. Sa voix était basse, résignée. Il ne l’accepterait sûrement pas aussi facilement qu’elle, mais elle n’avait pas envie de se quereller avec lui. Elle l’avait tant de fois expliqué, donné tous les arguments qu’elle avait, lutté pour faire comprendre son point de vue. Maintenant elle était lasse. Charles lui avait dit qu’un mutant qui aurait ressenti un tel blocage serait un danger, tant pour les autres que pour lui-même. Mais Mara n’était un danger pour personne : elle se mourrait, simplement. Comme le feu qui ne laisse que des braises, avant de n’être que des cendres.

« I'm okay. »

Ce n’était pas forcément une mauvaise chose que ses pouvoirs lui soient inaccessibles. Le jour où le Roi Rouge avait tué Tony Stark pour avoir osé se lever – pour avoir osé les inspirer – elle avait ressenti une brûlure au sein de son corps. Comme jamais auparavant. Une rage impérieuse, brutale. Et elle l’avait contenue, quand la chaleur qui s’était mise à émettre de son corps avait brûlé la gamine à côté d’elle. Elle l’avait étouffée, Amara avait lutté pour faire taire le volcan. Tant et si bien qu’il ne s’était finalement plus jamais éveillé. Et avec son sommeil, elle s’était endormie à son tour. Anesthésiée par l’absence de son don, amputée d’une partie essentielle d’elle-même, la mutante n’avait finalement fait que survivre jusqu’à ce jour. Elle avait fait les choix les moins risqués, opté pour les voies les plus aptes à lui permettre de veiller, de loin, sur ceux qu’elle avait tant chéri. Ils pensaient qu’elle les avait trahis, et c’était finalement bien peu à payer pour avoir le sentiment d’être malgré tout utile. Elle avait distrait son lot de sakaariens – et sakaariennes – avides d’asseoir leur supériorité sur les rescapés de la planète bleue. Elle avait enduré les brimades, les œillades envieuses, les mains baladeuses parfois, en espérant que cela éviterait à d’autres de le subir. Ce n’était pas une réelle solution, l’Amara d’autrefois l’aurait compris et ne s’en serait pas satisfaite, mais la romaine effacée qui discutait à présent avec l’Immatériel n’avait pas la force de faire autre chose. Elle avait trop peur des conséquences – et une partie d’elle était effrayée par ce qui se terrait au plus profond d’elle, cet amalgame de colère, de justice bafouée, de tristesse, de violence. Elle comprenait que cette fois, si elle laissait véritablement ses pouvoirs s’éveiller, il n’y aurait probablement pas de retour en arrière. Elle se souvenait des confidences de Xavier sur une mutante qui avait été possédée par une entité infinie, laquelle l’avait dotée d’un pouvoir quasiment impossible à maîtriser. Sans aller jusqu’à lui dire qu’elle était soumise aux mêmes conditions, il l’avait prévenue sur les dangers de puiser trop loin dans ses ressources.

« It doesn’t… » souffla-t-elle, not when it’s you. It never did. Elle avait toujours eu des facilités à dissimuler ses pensées, ses sentiments. En tout cas, ça avait souvent été un jeu pour elle à Nova Roma, et elle avait été surprise de ne pas parvenir au même résultat à l’Institut et dans le monde moderne. Desmond en particulier semblait avoir toujours été capable de lire au travers de ses mensonges, aussi bénins fussent-ils. Alors progressivement, elle avait cessé d’essayer. Et son honnêteté les avait rapprochés. Avec lui, elle n’avait pas besoin de faire semblant. Elle n’en avait pas l’opportunité. C’était à la fois un soulagement et une angoisse permanente. L’idée que quelqu’un puisse aussi aisément voir à travers son masque… Elle n’avait jamais vécu ce genre d’expérience. Il y avait bien eu Empath, mais leur relation n’avait été basée que sur des mensonges et des manipulations. Après ça, elle n’avait pas osé s’ouvrir à qui que ce soit d’autre. Magma baissa le menton quand il lui rappela qu’elle n’avait pas à dissimuler la vérité avec lui. Elle aurait aimé qu’il soit aussi simple d’apaiser ses craintes que celles des autres. « You don’t… » Il reprit, lui coupant doucement la parole, tentant de lui faire comprendre que ce n’était pas forcément le blocage qui lui ôtait son statut. Peut-être que ce n’était justement que passager. Il avait raison sur ce point, elle savait qu’avec du temps, de la méditation et un réel besoin, elle pourrait sûrement retrouver l’accès à la source de son magma, mais ce n’était pas forcément pour le mieux. Les premières notes de la musique trouvèrent un écho dans les battements de son cœur. C’était un vieux titre, qu’elle avait souvent entendu dans la voiture de Desmond ou l’Immatériel le chantonner quand il se pensait seul. Elle se souvenait de la première fois qu’elle l’avait attrapé « mmhmmher » les paroles. Rien d’intelligible, mais il avait nié en bloc. Puis ils avaient ris. Et elle avait chanté pour lui, enivrée par la bonne humeur contagieuse que cette musique lui apportait.

Le destin était vraiment malicieux parfois. « I’m not sure… » Il y avait tant de tristesse dans le sourire qu’il lui adressa. Tant d’espoir, qu’elle en eut le cœur un peu plus brisé. Elle ne pouvait pas lui infliger ça. Rassemblant chaque pièce d’elle-même, Amara se redressa en posant sa main dans la sienne, le laissant prendre les devants. Une fois debout, elle se nicha automatiquement dans son étreinte chaleureuse. Ici, elle pouvait respirer sans avoir le sentiment d’avoir les poumons compressés dans un étau. « It’s been so long. » Ce n’était pas la première fois qu’ils dansaient, mais celle-ci était particulière. En dépit de rythme qui poussait davantage à un lâcher-prise, ils s’emmuraient dans un slow dont ils ne voulaient pas se défaire. Cette fois, la danse était autre chose qu’une simple célébration. Mara frotta le bout de son nez contre le torse de l’Immatériel, son odeur lui ramenant encore d’autres souvenirs. La Terre n’avait-elle réellement explosé qu’il y a quelques semaines ? « Sometimes, it feels like… like it’s another life. That we’re not really us. Do you know what I mean ? » Ses mains s’accrochèrent dans son dos, puis la prise se défit lentement pour les laisser se nouer plus tendrement. « But not when I’m with you. It feels like home. »

Au bout de deux minutes de leur danse improvisée, le tempo changea avec une nouvelle musique, plus lancinante.

If I lay here, if I just lay here,
Would you lay with me and just forget the world ?

I don’t quite know, how to say how I feel,
Those three words are said too much,
They’re not enough.

Les mouvements de cette danse lui étaient familiers, et son corps agissait en conséquence. Il n’y avait bien qu’en compagnie de l’Immatériel que la jeune femme se laissait ainsi porter. La douceur qu’il lui prodiguait apaisait ses tourments, mais la chaleur qu’il partageait avec elle éveillait d’autres sentiments qu’elle avait volontairement enfouis en elle. Si loin sous la surface qu’ils risquaient de briser toutes ses fondations si elle s’autorisait à les relâcher. Elle avait autrefois accepté de se plier à la vision de Charles Xavier, à sa volonté de toujours tendre la main… quand bien même elle brûlait d’envie de prendre sa revanche sur Séléné et de faire mordre la poussière à tant d’autres. Désormais, la romaine se demandait si cette partie d’elle n’était pas morte en même temps que Tony Stark. Que la Terre. Si les fragments de la femme de lave n’étaient pas éparpillés aux quatre vents sur Sakaar et dans la galaxie, voués à ne plus jamais se reformer. Sa rage s’était tue. Et ce n’était que depuis que le silence l’enveloppait qu’elle réalisait à quel point cela faisait partie d’elle. Elle n’était sans doute pas la personne la plus colérique du monde, ou avide de violence, mais elle ne pouvait pas nier y être naturellement encline. Son caractère n’était pas placide, effacé. Elle savait user de ses mots, en bonne fille de diplomate, cependant elle se sentait toujours plus à son aise sur un terrain d’entraînement. Comme si les coups qu’elle donnait étaient un moyen de se libérer, même temporairement, du poids que le monde pouvait mettre sur ses épaules. Être menacé de mort avait un certain effet chez les gens. Elle n’y avait pas échappé. Sans ses pouvoirs, elle serait morte dans ce volcan, elle n’aurait été qu’une victime de plus.

Sa joue frottait contre le tissu de son vêtement, et quand il lui répondit doucement, elle perçu le sourire dans sa voix. Pendant une poignée de secondes, avec cette simple question, il parvenait à lui faire oublier le reste. La détresse de leur situation, la mort qui contaminait son âme, la culpabilité qui maintenait son menton baissé. Les doigts du mutant dansèrent le long de son épaule, de sa clavicule, puis s’arrêtèrent sur le collier d’or qu’on lui avait remis une semaine plus tôt. Une marque de faveur, dont elle n’était pas supposée se séparer. Une marque d’appartenance, avaient sifflé les plus réfractaires à ses activités. Sans doute avaient-ils raison, mais elle n’avait pas envie de risquer l’ire de ses contacts pour un bijou. Alors elle l’avait attaché autour de son cou, surprise tout d’abord par son poids. Encore maintenant, il la dérangeait un peu. C’était une pièce finement ouvragée, et pourtant épaisse comme le pouce. Il n’était pas réellement fait pour être discret. A force d’être en contact avec sa peau, l’or s’était réchauffé, mais quand il retomba contre sa peau après que Desmond l’ait soulevé, intrigué, il lui parut glacial. « What do you mean… ? » expira-t-elle, gardant le visage collé contre son torse. Elle avait failli répondre à sa première question, et tout l’engouement s’était soudainement volatilisé avec l’inquiétude de l’Immatériel à son égard.

« It’s not worth talking about. » Et presque brusquement, Amara se détacha de lui, esquissant quelques pas vers l’arrière tandis que la musique persistait à retentir. Les notes étaient langoureuses, presque une moquerie à la froideur qui s’installait à présent. N’étaient-ils voués qu’à danser au bord du gouffre ? Elle pinça les lèvres. Sans doute était-ce mieux ainsi. Ce serait cruel que de laisser miroiter à Desmond quelque chose qui n’existait plus. En l’état, elle n’était pas capable de lui rendre son affection – si tant est qu’elle lise les signaux correctement. Elle avait été toujours adroite dans le jeu de la cour, mais terriblement maladroite dès qu’il s’agissait de réels sentiments. Son expérience malsaine avec Empath l’avait empêchée de considérer les relations avec un œil favorable. Elle savait, pourtant, que Desmond ne l’aurait jamais blessée. Elle en avait acquit la certitude après avoir passé des années à ses côtés, l’avoir observé même quand il l’ignorait, curieuse de sa façon d’être. Il était si différent d’elle. Si calme lorsqu’elle était exubérante, si dur lorsqu’elle prônait la compréhension, si distant quand elle réclamait un contact régulier. Progressivement, elle s’était accoutumée à ses silences, ses longs regards expressifs. Et lui s’était laissé charmer par sa chaleur, ses sourires communicatifs. Mais la femme à laquelle il s’était attaché n’était plus. Elle avait disparu en même temps que les derniers espoirs des rescapés de la planète bleue.

« You don’t have to worry about this, I’ve made my choice. » Autant essayer de le dissuader de s’en mêler. Elle le connaissait suffisamment bien pour savoir que l’Immatériel n’était pas le genre d’homme à baisser les bras – fut un temps, c’était ce qui l’avait séduite chez lui, maintenant elle ne pouvait pas s’empêcher de voir ça comme un risque. S’il se laissait convaincre de rejoindre la rébellion, il en mourrait. Ils en mourraient tous. Et alors tous ses sacrifices n’auraient servis à rien. « We just have to endure a little bit more… This King won’t be eternal. » C’était ce qui se murmurait parmi les Sakaariens les moins satisfaits du règne sanglant de la tête couronnée. Ils étaient rares à oser en parler, encore plus devant elle, mais les murs avaient des oreilles. Néanmoins, aucun d’entre eux n’irait jusqu’à se dresser contre lui pour accélérer sa chute. Ceux qui s’y étaient risqués avaient servis d’exemple. Pour tous.

« There is no need for more blood. Please… »

Sourcils froncés, visage tordu par une peine silencieuse, elle releva une nouvelle fois le regard vers lui.

« You won’t stand a chance. And I can’t lose you too. »

Non, elle ne le supporterait pas.

« I just can't. »

Hoping one day you'll make a dream last,
But dreams come slow and they go so fast.
You see her when you close your eyes,
Maybe one day you'll understand why ;
Everything you touch surely dies.

Cause you only know you love her when you let her go.

Ils se l’étaient dit : plus rien n’aurait dû pouvoir les séparer. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés, peu de temps après l’arrivée de la navette de l’Immatériel, elle avait été tellement soulagée de le revoir qu’elle lui avait fait promettre de ne plus rien laisser se mettre en travers de leur route. Sans réaliser, en cet instant, qu’elle serait à l’origine de cet éloignement. Les bras refermés autour de son corps, un moyen inconscient de retenir le peu de chaleur qui lui restait, et si une partie d’elle regrettait d’avoir fait ce pas en arrière, elle s’était condamnée par son mouvement de recul. Il aurait été hypocrite de revenir quémander ses attentions alors qu’elle refusait de lui confier son véritable ressenti. Non, elle n’allait pas bien. Non, elle n’était pas heureuse. Mais il n’y avait pas d’autre solution – tout du moins, c’était sincèrement ce qu’elle croyait. Elle ne voyait pas d’échappatoire qui aurait pu lui permettre de s’assurer la survie de ceux qui lui étaient chers tout en se dressant contre le Roi Rouge. « Don’t do this… » le supplia la mutante en fuyant son regard, ses questions, son affection. Elle n’aurait jamais dû céder à l’appel de ses bras, s’octroyer ces quelques minutes de réconfort et de chaleur. S’en défaire était à chaque instant plus difficile. Et elle était forcée d’être plus dure, aussi, ce qu’il ne comprenait évidemment pas. « There is no other choice. I’ve seen what he’s capable of. » Cette fois, elle se fit violence pour lui rendre son regard. Dans les prunelles de l’Immatériel s’entremêlaient les mêmes émotions que dans les siennes. Tristesse, amour, et quand il affichait de la colère, de la déception, elle n’était que lassitude et crainte. « Too many have fallen. For what ? He’s still standing. He might not be a King, but he’s too powerful. Do you really think that you have a chance ? »

Il fut un temps, elle lui aurait confié sa vie. Elle le ferait encore, s’il le lui demandait. Mais pas contre le Roi Rouge : elle refusait qu’il risque la sienne pour un combat qu’il n’était pas forcé de mener. D’un pas, elle le rejoignit, attrapant sa main pour la glisser contre son cou. Sa paume était chaude contre sa peau froide. « Are you really willing to risk losing me for this ? » Ses doigts se serrèrent autour de son poignet. Ils étaient si proches que leurs souffles se cognaient, l’un cherchant à prendre le dessus sur l’autre. « Cause I’m not. I’d rather live under their rules than see another dead body. » De sa main libre, elle effleura la peau rugueuse de sa joue, le long de sa mâchoire. « I won’t let someone I love die. Not again : never again, » murmura-t-elle, et pendant une poignée de secondes, rien d’autres n’exista que l’attraction entre leurs regards, leurs corps et l’envie qu’elle avait de sceller ses lèvres aux siennes. Mais à nouveau, Amara recula. « I’ll do whatever it takes to keep you safe. Even if this means stopping you. » Doucement, la mutante secoua la tête. « I won’t be a part of this, Des. I don’t have enough faith in us. » L’espoir était mort.

Il l’était depuis longtemps.

Chaque geste tendre de Desmond à son égard était une lacération supplémentaire sur son cœur déjà meurtri. De son point de vue, et à ce stade de leur vie, la romaine ne voyait pas d’échappatoire à leur situation. Elle avait perdu la foi, avec ses pouvoirs, avec son ardeur coutumière. Tout lui échappait, glissait entre ses doigts comme du sable. Ils n’avaient pas d’autre choix. N’est-ce pas ? Malgré l’attraction évidente qui les liait, en dépit des sentiments qu’elle ressentait envers lui, elle ne pouvait pas songer un seul instant qu’il avait raison. Qu’ils pouvaient vaincre le Roi Rouge. Parce que cela voudrait dire que tout ce temps passé à courber l’échine aurait été vain. Pire, que toutes les morts indirectement liées à sa passivité… qu’elle en était responsable. Dans une autre vie, elle aurait tout fait pour se battre elle aussi. Amara n’aurait jamais baissé les bras, et si elle aurait eu du sang sur les mains, ç’aurait été celui de ses ennemis. Mais aujourd’hui, ici, elle était juste lasse. Brisée. A bout de souffle – à bout de flammes. La jeune femme soupira quand il tenta de lui démontrer qu’elle ne pouvait pas l’arrêter. Il avait tort. Si elle était désormais dépourvue de pouvoirs, elle n’en demeurait pas moins capable de le stopper. La manière était toutefois sournoise, aussi ne s’y résignerait-elle probablement pas. Elle n’était pas tombée aussi bas. Pas encore. Il écarta les bras et elle baissa le menton, presque agacée par son air bravache. Une partie d’elle aimait pourtant le voir ainsi, sûr de lui, plein d’espoir, c’était comme s’il irradiait de lumière. De chaleur. Elle mourrait d’envie de tendre la main, de lier ses doigts aux siens, de lui avouer – non, de lui montrer – tout ce qu’elle taisait depuis si longtemps… Cependant, elle resta immobile, et plissa les lèvres quand l’Immatériel l’interpella. « It means that I will not be a part of this. » Sans être dure, son ton était inflexible.

« And I have ways to stop you, to stop any of you. Do you know how they call me ? Traitor. The one who sleeps with the enemy. » C’était faux, elle ne l’avait jamais fait. Heureusement ou malheureusement, elle avait souvent bénéficié d’un certain passe-droit à ce sujet. Les mains se baladaient régulièrement, mais personne n’était allé jusque-là. Il y avait bien eu cet homme de commerces, la première semaine, néanmoins les marques laissées sur son cou et ses avant-bras lors de la tentative avaient courroucé d’autres clients. Les Sakaariens s’étaient chargé du type entre eux, sans jamais en parler à Mara. Elle avait juste appris sa mort, plusieurs jours après l’incident. Un exemple comme un autre de la brutalité des habitants de cette planète sous le régime du Roi Rouge. « One word from me, and they will find you. All of you. Better to see you run away then fight and die. Nothing’s worth enough. » Elle rajouta, fuyant son regard furieux : « I am not worth your death. »

Avant qu’il ne puisse la contredire, Amara se mit en marche, le dépassant rapidement en gardant le menton rivé vers le sol. « Don’t follow me. Don’t try to contact me again : it will only get you caught. Stay alive. » Elle s’immobilisa sur le seuil. Sa main gauche agrippa l’encadrement. Violence pour ne pas se retourner, s’engouffrer dans l’étau de ses bras. Violence pour retenir ces larmes, qui floutaient sa vision. Violence pour ne pas hurler contre ce destin implacable. « Please. Don’t die. »

I won’t make it without you.
I won’t accept it.

Don’t die.

Et elle franchit le seuil, sans un seul regard en arrière.
Il n’y avait pas d’autre choix.